Il est de notoriété publique que les aventures commencent généralement à partir d'une rumeur. Celle qui déclencha ta rencontre avec Haiko eut au moins le mérite d'être plaisante et de te placer pendant un temps au centre de l'attention.
Tu avais entendu dire qu'un mariage allait être célébré dans un village à côté d'un temple qui t'était dédié et tu en étais ravie. Bien sûr quand tu disais temple, tu voulais en réalité parler de la maison qu'on avait construite autour d'une statue qui te représentait et d'un torii quelque peu fragile qui précédait l'ensemble. Et tant qu'on était aux confessions, lorsque tu affirmais avoir entendu parler d'un mariage, cela signifiait tout simplement que tu avais reçu des offrandes et des prières afin de favoriser cette union. Tu savais bien entendu que tu n'étais pas la seule dont on avait demandé les faveurs, mais la perspective d'une journée de fête ne valait pas qu'on se prenne la tête pour une question d'orgueil.
Alcool de riz, tofu, soupe de miso, lampions et tambours, tous ces éléments (et bien d'autres) participèrent au bon déroulé de la cérémonie. On avait tendance à l'oublier, mais outre le saké qui aidait à purifier le corps des futurs époux, il fallait bien souvent remplir les ventres des convives pour que la bonne humeur s'invite à la fête. Tu aimais les mariages Maiko. Ils te rappelaient ta propre union et les années de bonheur que tu continuais à vivre aux côtés de ton bien-aimé. Tu sentais autour de toi la présence bienfaitrice de tes ami(e)s, et attendais avec une certaine impatience la danse qui devrait être effectuée par une miko au service de ton temple. Là, ce serait à toi de briller et de faire s'envoler tous les tracas du couple et de leurs invités en donnant un coup de pouce à la demoiselle. Rien ne viendrait ternir cette journée. Les festivités durèrent jusqu'à la nuit, les rires devenant une plus douce mélodie que celle jouée par les musiciens, tandis que tu dansais au milieu de la foule. Non pas en tant que Ame no Uzume. Non, tu avais pour l'occasion posséder le corps de la grande sœur de la mariée. Veuve et sans enfant, dévouée au bonheur de sa sœur et qui avait justement prié pour cela pendant plusieurs semaines. C'était une récompense que tu lui offrais en lui permettant d'expérimenter de nouvelles choses, et de s'affranchir des barrières imposées par la société. Ainsi, même pour quelques heures, elle serait pleinement heureuse.
Tu te retrouvais maintenant seule entité céleste parmi les hommes, savourant la fraîcheur du soir qui transperçait tes vêtements colorés mais légers, et profitant de tout ce qui excitait tes sens. Un bruit cependant retint ton attention. Des halètements saccadés interrompus par des grognements. Un chien. Pas n'importe lequel ceci dit. Tu pouvais sentir une présence surnaturelle à quelques mètres, près de la rivière qui dessinait les contours de la région, mais aussi celles de plusieurs humains. Honnêtement, tu ignorais de quoi il pouvait bien s'agir, et peut-être qu'il valait mieux que tu ne t'en mêles pas... Autant dire que c'était impossible pour toi. Délaissant les derniers convives encore éveillés, tu pressas le pas pour arriver là où tes sens divins te guidaient et stoppas ta course lorsque tu découvris une scène des plus étrange. Un animal, un yokai, était encerclé par des hommes armés au milieu d'un pont. « Puis-je savoir pourquoi vous vous en prenez à mon chien ? » Ta voix troubla le silence imposée et attira les regards d'une partie du groupe, celle qui était la plus proche de toi. Eux aussi devaient être étonnés de ce qu'ils voyaient : une femme à la veille de ses quarante ans, les jambes à moitié découvertes et parsemées d'éraflures causées par les ronces des bois que tu avais traversés, et les cheveux lâchés. Tu souris et claquas tes mains l'une contre l'autre, déstabilisant une nouvelle fois les individus qui paraissaient se réveiller d'une sorte de transe. « Ah ! Peut-être que vous cherchiez justement son propriétaire. » Ta voix s'attendrit. « Dans ce cas, je vous remercie messieurs. » Tu posas ensuite tes yeux sur la créature et t'accroupis en tendant la main vers lui. « Viens mon tout beau. » La douceur dans ta voix contrastait avec tes gestes sûrs, presque autoritaires.

Ce que tu faisais était plutôt risqué Maiko, pas réellement pour toi, mais plutôt pour la personne dont tu possédais le corps ce soir. Tu savais que les armes des mortels ne te feraient rien, au moins à ton essence, cependant, tu n'étais pas à l'abri de souffrir quelques instants si des lames venaient à transpercer ce corps ou si des flammes le rongeaient. Il te fallait évidemment éviter cette possibilité. Toutefois, tu ne possédais pas cet instinct de conversation propre aux êtres mortels, aussi tu ne perçus pas immédiatement de danger pour ta propre vie ; à la place, tu t'inquiétas davantage pour la survie de la créature encerclée. Tu espérais pouvoir sauver l'animal visiblement pris au piège, et que chacun reprendrait naturellement sa route sans que du sang ne soit versé. Espoir utopique. Cela ne t'empêchait pas d'y croire et d'agir de façon à réaliser ton souhait.
Tes gestes et tes mots ne pouvaient pas être plus clairs sur tes intentions, mais il fallait désormais que le yôkai ait confiance en toi et s'adapte aux mensonges que tu racontais. Tes lèvres se plissèrent légèrement de mécontentement en voyant l'inugami reculer face à ton injonction. Tu pensais pourtant avoir fait le nécessaire pour ne pas paraître effrayante... Cachée derrière le masque de la mortalité et les manières de la condition de femme, tu avais pu évoluer quelques minutes plus tôt au milieu des convives sans que rien ne les ait alertés. Est-ce que les esprits étaient capables de voir au delà des apparences ? Tes interrogations allaient devoir attendre car la créature semblait s'être décidée sur la conduite qu'elle allait adopter et se dirigeait à présent vers toi. Un choix judicieux de sa part, tu étais après tout sa seule chance de survivre à la rencontre malencontreuse qu'il avait faite avec les humains.
Après son hésitation, l'animal paraissait à présent désireux de convaincre ses ennemis de l'histoire que tu avais inventée. Un sourire amusée remplaça la mine contrariée que tu avais adoptée quelques secondes auparavant, tandis que tu contemplais le spectacle qu'offrait avec enthousiasme le chien à votre public. Sa truffe posée sur l'une de tes mains, tu caressas distraitement la fourrure du yôkai avec l'autre, tandis qu'un murmure se faisait entendre du côté des mortels. « Madame, éloignez-vous, cette créature a peut-être l'apparence de votre chien, mais c'est en réalité un démon. » Le cliquetis du métal résonna autour de vous, à mesure que chacun des hommes tiraient leurs armes de leurs fourreaux. La discussion s'annonçait difficile. « Vous devez faire erreur, Kuro n'a jamais de fait de mal à une mouche. » Le visage détendu, tu te redressas et continuas. « La fatigue doit vous jouer des tours, si vous le souhaitez il doit rester de l'alcool et de la nourriture qui provienne du banquet qui a eu lieu dans mon village, vous pourrez reprendre des forces avant de poursuivre votre mission. » Peu à peu, tu remarquas que la prise des hommes sur leurs sabres se desserrait, que leurs épaules s'affaissaient et enfin que la lueur froide dans leurs yeux disparaissait. Il te suffisait d'insister encore une fois, et tout finirait bien. « Il fait désormais sombre et vous vous trouvez dans un bois plutôt dense, vous avez pu confondre mon adorable chien avec le monstre que vous cherchez. » D'un geste, tu fis comprendre à l'inugami de te suivre, avant de tourner le dos aux étrangers. «  Si vous abandonnez vos armes, vous pouvez me suivre afin de vous restaurer. Je ne voudrais pas que la bénédiction qu'on reçu les mariés soit annulée par votre faute. »