Travail harassant, troublant ; les mains sculptées manient la pâte et les accompagnements à la perfection, gestes mûrement répétés, milliers de fois qui s’enchaînent, millions peut-être, finesse du produit, années d’expérience forgent la précision. Kohaku, maître des éléments culinaires s’active sans discontinuer, sourire ornant la bouche coralline aux crocs dissimulés, langue glissée entre les dents, elle se montre, comme celle d’un délicat serpent. Clientèle avide afflue toute la soirée, salutations tant de fois répétées, visage rougi par la chaleur de la préparation, joues carmines ; marmonéen émail croque parfois, « juste pour goûter » mais ce n’est pas vrai. La bête a faim, sa nourriture divine bat son ventre gargouillant, il s’y perd lui aussi, mais jamais la viande ne vient entacher le palais fragile. Petits baluchons d’amour offerts en échange de piécettes, une salutation courbée, le client part, affamé ; le vendeur aux doigts dorés poursuit sa tâche, inlassablement, passion mutine qui fait vibrer, bonheur qui fait flancher le cœur. Reptile de contrastes, akamataa vicieux se transforme en adorable serviteur de ces bouches recrues de faim ; il donne, mais seulement lorsqu’il le veut bien, angélique vieillard à peine sorti de l’adolescence. Chef d’orchestre patient, les raviolis s’envolent dans un jet de sauce savamment calculé, et les regards suivent. Comme c’est amusant !

La gaieté sera de courte durée ; mets disparus, Kohaku l’a bien vu. Étranger tentateur qui s’éloigne comme s’il ne venait de commettre le pire des méfaits. Langue dédoublée, mordue d’agacement, yeux fendus d’une colère si bien dissimulée, l’attention se fixe à jamais sur le dos coupable. La clientèle attend, alors le serpent se dépêche, face d’innocence pour ne pas inquiéter sur ses sombres intentions, fureur grondant. Tous sont servis, il ferme l’échoppe, pause bien méritée dont il ne pourra jouir cette fois ; l’argent évanoui pour éviter d’autres crimes, ses pieds tapotent le sol, oreille à l’affût, bouche rubéfiée par le sang perlé, le croc a parlé. L’homme se fait bête, le corps sensible grimpe à ce mur d’adobes, les tuiles glissent sous son ventre, il serpente avec vigueur, et le démon peccamineux est en vue. Kohaku attend, prêt à frapper, muscles tendus, heureux de s’enrouler, de serrer. Oh, quelle belle gorge que voilà ! Les raviolis sont là eux aussi ; narines chatouillées par ses créations honteuses dérobées ; cette atrocité ne restera impunie. Le ver géant passe à l’attaque, son corps sombre retombe dans la poussière, se faufile parmi les pierres, tournoie autour d’une jambe, pression si discrète. Le dos, il n’en fait qu’une bouchée, et il atteint sa cible : le cou fragile. Le briser d’une simple pression lui offrirait la jouissance tant réclamée par son âme bafouée, mais il doit d’abord jouer. Les anneaux de suie se moquent de la peau, la sienne est froide, mortelle. Lentement, comme s’amusant de cette danse sensuelle et dangereuse, ses prunelles se plantent avec force dans celles de son vis-à-vis, affreux voleur. Tête si proche de son visage à lui, sa langue fendue s’agite lentement, avertissement. Puis, il chute, enfin, redevient Kohaku, yōkai outré. Un mètre septante de mécontentement, joues aplanies, main tendue avec fermeté. Sa voix, glaciale, zéphyr baratte l’air gonflé de cette tension qu’il distille, venin létal.

– Mon argent. Tout de suite.

Minuscule carnet rejoint ses doigts limés, pinceau inscrit chiffres et insultes, calcul mental, aisé, il n’oublie aucun ravioli, aucun larcin. Une page se tourne, il poursuit, petite langue perfide maintenue entre les dents serrées, concentré. C’est à peine si après il ne jette pas le feuillet au visage de sa némésis, agacement palpable. Tout est noté, relevé à la perfection, à la piécette près. Sa mémoire ne lui a fait défaut.

– J’attends. J’ai rajouté les intérêts. Je n’accepterai aucune négociation : le prix est là, je compterai chaque pièce soigneusement. Allons, dépêchons.

Tempête de colère tourbillonne sur les pavés sales de la ruelle stellée, Kohaku, enfin, a mis la main sur l’être abject se permettant ce qu’il ne devrait jamais s’autoriser ; oh, pauvre enfant ne sait pas encore à qui il a affaire, yōkai dur comme le chêne, crocs acérés sertis d’un poison mortel, contemple avec fureur. Kohaku a fait ses calculs, ne s’est pas montré compatissant face à cet idiot qui pensait s’en tirer avec brio une fois de plus ; ne jamais prendre le serpent pour un imbécile, il finira tôt ou tard par vous plumer, lentement, langoureusement, plaisir non dissimulé. Il espère, dans sa petite caboche emplie de sentiments négatifs, serinant les insultes qu’il voudrait bien lui lancer de vive-voix – mais il se retient, poli animal derrière son masque de bienséance, d’innocence toute voilée – qu’il n’opposera aucune résistance. Pris la main dans le sac, rien que ça ! Il est temps d’abandonner, d’accepter son échec, de donner au vendeur ce qu’il attend, jour après jour ; un peu d’argent, de quoi subsister, parce que Kohaku n’est pas riche, il n’a jamais eu cette prétention, cet objectif stérile qui pourtant l’aiderait dans sa quête du bonheur, à défaut d’être aimé comme ardemment il le désire, cœur battant, visage tourné vers les étoiles d’éternité. Qui viendra donc le délivrer de sa prison endiablée ?

Il s’est trompé, lourdement. L’être détestable se moque de lui, le provoque. Il ne veut pas payer ? Fort bien. Sa vie sera un dû amplement suffisant (si seulement c’était le cas ; mais Kohaku n’est pas si brutal, lorsqu’il tue, la raison est excellente. Les raviolis ravis grossièrement sont-ils suffisants pour cautionner cet acte de violence ?), alors il serpente, en trois pas est proche, si proche du visage ennemi, yeux dans les yeux, rubigineux reptile encore humain, brillance fulminante, envie d’occire ce joli minois qui le jauge de cette arrogance insupportable. Oh, il va le payer ; l’on ne se moque pas ainsi de son aîné. Il ne se laissera pas marcher sur les pieds par un arachnide mal intentionné, le cauchemar dans lequel il le plongera est fin prêt.

– Oh, tu n’as pas d’argent. Comme je suis étonné !

Il crache, vipère argentée aux mains gantées d’un ressentiment agité. Le poison ceint ses canines tranchantes, sang qu’il voudrait y voir couler, sensible. Ce n’est qu’un peu de nourriture, se dit-il aussi, et alors ? Il travaille honnêtement, avec amour ; la vie lui sourit, les clients sont reconnaissants, fidèles. Il aime ce qu’il fait, depuis les quelques années qu’il vit ici, pincée de sel, il ne peut tolérer pareil affront. Et quoi ? D’autres prendront son exemple. Il faut agir, et il ne peut compter sur personne pour venger cette turpitude irritée.

– Alors dis-moi, comment vas-tu me payer ? Tu penses que je vais te laisser partir sans un mot ? Et revenir voler à la prochaine occasion ? Pour qui me prends-tu, pour un gentil toutou ? Tu es très mal tombé, pauvre amour…

Mains encerclent la gorge fragile, poussée corps contre corps, il le plaque contre ce mur crasseux, force étonnante de la part d’un homme si menu, si frêle. Kohaku n’a jamais été fort grand, les muscles peinent à se développer sur ce torse qui paraîtrait presque comme étant celui d’un adolescent ; cette honte qui lui fait mal, alors que les années s’enchaînent les unes après les autres, jeunesse qui ne peut flétrir, tel Achille plongé dans son berceau de jouvence. Les doigts crispés serrent le cou bienvenu, les crocs tremblants menacent de finir leur œuvre macabre, il sourit, vieux fou.

– Dépêche-toi de trouver une solution à notre problème, joli cœur, ou ta chair fraîche, tendre, délicate et si jolie finira dans mon frigo pour mon usage personnel – et je suis d’ordinaire végétarien.